Quel impact la fréquentation du Web peut-elle avoir sur les goûts et les pratiques culturelles ?
Numérisation et sociologie de la culture
La numérisation progressive d’une quantité de plus en plus importante de nos données ainsi que le développement de nouveaux supports ont eu des effets massifs sur nos pratiques ces dernières années. Il est en effet difficile de nos jours de trouver une sphère de la société qui n’ait pas au moins dans une faible mesure été affectée par ces changements techniques. La politique, l’économie, les médias, la science, la médecine, les loisirs et bien d’autres domaines encore ont été modifiés dans des mesures et de façons différentes par les progrès du numérique (Rieffel, 2014). C’est à ce type de changements que je souhaite m’intéresser ici, en me concentrant plus spécifiquement sur les effets qu’Internet pourrait être en train d’avoir sur les pratiques culturelles.
Le but va être de tracer quelques lignes de réflexion en partant d’une question classique en sociologie de la culture, à savoir celle du goût. Cette question a été notamment traitée par Pierre Bourdieu dans La Distinction (1979), puis a été largement développée et discutée par la suite (pour un tour d’horizon de ces discussions voir Coulangeon et Duval, 2013). Il s’agira de reprendre cette question dans le cadre de la numérisation, afin de réfléchir, surtout de manière théorique en avançant quelques pistes de réflexion, puisqu’il ne s’agit pas ici d’un travail de terrain, sur l’impact qu’Internet est en train d’avoir sur les goûts des individus. Est-ce que la généralisation de l’accès à Internet, des ordinateurs personnels, des smartphones et de bien d’autres nouveaux supports a permis de démocratiser l’accès à la culture ? Est-ce qu’en facilitant théoriquement l’accès à de nombreux biens culturels leur consommation s’est élargie, que ce soit en termes de quantité ou de diversité ? En somme le but sera de se demander dans quel sens, de quelle façon et dans quelle mesure ces changements pourraient, ou non, influencer les appétences culturelles des individus (et de quels individus, puisque tout le monde n’est pas exposé à ces changements de la même façon).
Internet est un espace réel
Le premier apport théorique à présenter pour entamer cette réflexion vient des travaux de Boris Beaude, afin de réfléchir sur la nature d’Internet ainsi que ses effets sur la société (Beaude, 2012 ; Beaude, 2015). Pour être en mesure de comprendre ce que je vais essayer de mettre en avant dans ce travail, il faut en effet rompre avec certaines représentations d’Internet et de l’espace qui sont présentes dans le sens commun. Internet est en effet souvent vu et qualifié comme étant purement « virtuel », comme quelque chose qui ne serait pas « réel ». Ce qui, lorsqu’on y réfléchit de plus près, ne résiste pas à l’analyse. En quoi le fait de se connecter à Internet nous ferait quitter la réalité plus que cela nous ferait accéder à une autre facette de celle-ci ? Et comment nier que ce qui se passe sur Internet a des conséquences bien réelles ? En réalité,
« Qualifier Internet d’espace virtuel relève […] d’un non-sens qui témoigne d’une confusion plus générale entre matériel et réel et entre matériel et physique. Ce sont bien l’espace réel et l’espace physique qui sont le plus convoqués par opposition à Internet. Pourtant, comment ne pas reconnaître l’évidence de la réalité d’Internet ou de sa physique, comme si la physique ou la réalité se limitaient à ce qui est matériel ? C’est, autrement, d’une confusion entre espace et territoire qu’il s’agit. Le territoire est bien l’espace de la continuité, composé de réalités matérielles agencées selon des configurations particulières. C’est l’espace de notre corps. Mais si l’on admet que l’espace n’est pas matériel et qu’il n’est qu’agencement, il ne s’agit que d’un espace particulier parmi d’autres, plus réticulaires et plus immatériels. » (Beaude, 2012, p. 48)
Pour réellement saisir ce qu’est Internet et en quoi il change profondément la société, il faut abandonner une vision matérialiste et réductrice de l’espace, qui considère comme réel uniquement ce qui est matériel (au sens où la physique entend ce terme). En opposition à cela, il faut comprendre que l’espace n’est « pas une chose (qui devrait d’ailleurs être située), mais l’ordonnancement des choses » (ibid., p. 16). C’est pourquoi Internet peut être considéré comme un espace en ce sens, même s’il n’est pas matériel et qu’il n’est pas le territoire. Du fait de son immatérialité, il ne peut certes que transmettre de l’information (au sens large), mais ses effets à ce niveau sont bien réels, et il contribue de nos jours dans une large part à organiser la société de cette manière. C’est d’ailleurs de cette façon qu’il faut comprendre sa virtualité. Virtuel ne signifie pas ici non plus qu’il n’est pas réel, mais qu’il ouvre énormément de potentialités pouvant à tout instant être réalisées si l’on décide de les utiliser, et qui sont donc bien réelles (ibid., pp. 42-45).
Si Internet ouvre autant de possibilités et a un tel impact, c’est d’ailleurs précisément parce que c’est un espace compris de cette façon et non juste une nouvelle technologie (ibid.). C’est un autre point important à relever. Le rôle que joue l’espace dans la société est absolument fondamental mais il est souvent peu, voire pas pris en compte du tout. Or, « l’espace est une composante fondamentale de notre existence. Il ne sert pas de cadre ou de support à notre relation au monde, il est notre relation au Monde » (ibid., p. 66). Dans cette optique, l’espace détermine ce que nous sommes en mesure de faire ou non, il est ce qui nous met en relation avec ce que nous désirons ou bien qui nous en éloigne, il peut être autant obstacle que liberté (ibid.). C’est pour cela qu’il faut
« prendre la distance au sérieux, comme une problématique essentielle des modalités de la coexistence. S’informer, produire, transmettre, évaluer ou devenir exige sans cesse la mise en relation de réalités inégalement réparties. […] L’espace est inévitable, il est partout. Nous sommes toujours quelque part, situés et à distance d’autres choses. La compréhension que nous avons de l’espace et les moyens dont nous disposons pour nous en affranchir sont en cela essentiels à notre existence dès lors que, pour l’essentiel, nous ne nous contentons pas d’exister, nous coexistons. Le contact avec d’autres réalités est un impératif plus ou moins vital, mais de toute façon consubstantiel de notre existence. » (ibid., p. 17)
En permanence l’espace est présent dans notre existence, et c’est pourquoi un changement à ce niveau revêt un caractère aussi important, puisque cela a des ramifications qui modifient pour ainsi dire l’ensemble de la vie sociale (ibid., pp. 18-21).
Ce qui nous amène à un dernier point important à ce sujet pour notre propos, le concept de synchorisation. Toujours dans cette même ligne de réflexion, ce concept révèle un autre apport d’Internet : sa capacité à créer de nouveaux espaces communs d’un type particulier. Si la synchronisation exprime le fait de partager le même temps, la synchorisation, elle, exprime le fait de se donner un espace commun pour être ensemble et réaliser ce que l’on souhaite (ibid.). De par ses propriétés Internet permet des contacts nouveaux et immatériels, qui créent des « lieux de synchorisation réticulaires », c’est-à-dire des espaces au sein desquels la distance ne pose plus problème pour ce que l’on désire faire, et qui sont en contact uniquement par communication, dans une logique de réseau, sans avoir besoin que les parties qui composent cet espace soient continues et contiguës (ibid.). Internet peut être considéré comme « l’espace de maximisation de l’interaction immatérielle le plus puissant dont l’humanité se soit dotée » (Beaude, 2015, § 12), et tous ces lieux réticulaires nouveaux ont permis de nouvelles choses ou sont venus modifier des pratiques anciennes, ce sur quoi nous allons revenir pour ce qui nous intéresse ici.
Individus, dispositions et contextes
L’autre apport théorique important que je souhaite mobiliser ici, et qui va permettre de faire le lien entre ce qui vient d’être présenté et la sociologie de la culture, est celui de Bernard Lahire, dans son ouvrage La Culture des Individus (2006), et plus largement à travers ses recherches sur la socialisation (voir entre autres Lahire 1998 ; Lahire, 2002 ; Lahire, 2013). Ce qui nous intéresse ici plus précisément est sa sociologie dispositionnaliste et contextualiste, ainsi que son travail sur les pratiques culturelles qui a mis en avant leur hétérogénéité à travers les concepts de dissonance et consonance culturelles (Lahire, 2006). Lahire a développé une sociologie de l’individu, parfois aussi qualifiée de sociologie psychologique, en s’intéressant à tout ce qu’il y a de social à l’échelle individuelle (Lahire, 1998). Ce qui est ressorti en menant des recherches à partir de ce point de vue est que les individus traversent de nombreux contextes (la famille, l’école, les amis, les médias, etc.) durant leur existence, et font en conséquences des expériences culturelles variées tout au long de leur vie, qui viennent constituer des dispositions (à agir, penser, sentir, etc.) qui sont multiples et pas forcément cohérentes (ibid.). C’est pourquoi
« l’image d’habitus durables et transposables rend mal compte des effets sur les individus des conditions contemporaines de socialisation. La faible probabilité statistique des profils consonants s’explique ainsi en grande partie par les conditions de socialisation et d’action dans des sociétés hautement différenciées, caractérisées par une forte concurrence entre les différentes instances socialisatrices, par de multiples petites mobilités sociales et culturelles inter-générationnelles ou intra-générationnelles et par de multiples contacts et frottements des membres de ces sociétés avec des cadres, des normes ou des principes socialisateurs culturellement hétérogènes. » (ibid., p. 213)
L’importance du contexte est primordiale afin de comprendre la constitution des dispositions chez les individus, mais aussi afin de saisir leur activation, qui est, elle aussi, toujours contextuelle. C’est là le second point de cette sociologie. Cette pluralité dispositionnelle et contextuelle est aussi ce qui explique donc la dissonance, du point de vue de la légitimité sociale, des pratiques culturelles des individus, qui ont à la fois incorporés des goûts pouvant être très différents, et qui sont mobilisés, ou non, suivant les contextes fréquentés (ibid.).
Il me semble qu’en combinant les quelques points des deux approches qui viennent d’être (trop) brièvement présentées, certaines pistes de réflexion intéressantes peuvent être esquissées pour réfléchir à la sociologie de la culture sous un nouvel angle. C’est ce que je vais tâcher de faire à présent.
Le Web comme espace de socialisation culturelle
Prendre au sérieux l’idée qu’Internet est un espace réel, composé de multiples lieux de synchorisation, amène, dans le cadre d’une sociologie de la culture, à réfléchir aux effets que la fréquentation de ces lieux peut avoir sur les goûts et les pratiques culturelles. En effet, si l’on considère Internet comme un lieu, aussi réel qu’une ville ou une école (Beaude, 2012, p. 54), bien que d’un type particulier puisque immatériel, alors on peut le considérer comme ayant potentiellement des effets socialisateurs. C’est là autour que je souhaite réfléchir, et surtout sur la fréquentation du World Wide Web (qui n’est donc pas l’ensemble d’Internet), pour analyser l’influence exacte que cela peut avoir et quels individus sont touchés par cela.
Commençons par nous pencher sur la question des publics concernés par l’utilisation d’Internet. Le cas de la France, à travers plusieurs enquêtes sur les pratiques culturelles, nous apporte des éléments de réponse à ce sujet. Les résultats de la recherche de 2008 sur Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique menée par Olivier Donnat (2009 ; 2010) indique que les plus gros usagers d’Internet sont les jeunes ainsi que les classes supérieures de la société, en somme ceux qui étaient déjà les plus investis dans la vie culturelle. C’est en effet chez les jeunes que les changements les plus importants semblent s’être produits en lien avec la numérisation (ibid. ; Combes et Granjon, 2007 ; Mercklé et Octobre, 2012), sûrement parce qu’ils ont été au contact de ces nouvelles technologies dans une phase bien plus précoce de leur vie (Donnat, 2007). Mais des clivages existent également au sein de la jeunesse, tous n’ayant bien sûr pas le même rapport aux écrans (Gire et Granjon, 2012), ni à l’ordinateur plus spécifiquement (Mercklé et Octobre, 2012). Il ne faudrait en effet par croire que tous les jeunes sont des digital natives, au sens où ils seraient tous très tôt familiarisés à l’usage de l’ordinateur, ou que tous en font la même utilisation. Ainsi les jeunes des classes favorisées ont des pratiques sur Internet plus fréquentes que les enfants d’ouvriers, notamment en étant plus nombreux à se servir de la messagerie électronique, à faire des recherches sur le Web, à écouter de la musique, à regarder des vidéos ou encore à télécharger (ibid.). Ces remarques pour rappeler que ce n’est pas parce qu’Internet est une nouvelle technologie et que son accès est devenu relativement facile, que tout le monde en a le même usage. Si le Web a des effets socialisateurs, ce ne sera donc pas sur tout le monde, ou en tout cas pas de la même façon, parce que les usages qui en sont faits sont très différenciés selon de nombreuses variables sociales.

Il faut maintenant réfléchir sur la spécificité de la fréquentation des lieux du Web. Une première remarque fondamentale à faire, est que lorsqu’on se déplace sur Internet, on est toujours guidé et limité par le code, puisque c’est lui qui fait la loi dans cet environnement (Lessig, 2006)1. Ce sont en effet les codes sources qui gèrent ces espaces, qui permettent le contact ou l’empêchent. Dans cette optique, la question des filter bubble, ou des « chambres d’écho » (voir respectivement Pariser, 2011 et Sunstein, 2007, cités par Beaude, 2012, p. 187), qui a fait beaucoup de bruit ces derniers mois suite à l’élection présidentielle américaine 2, se pose aussi dans le cas de la culture. Est-ce que la fréquentation de sites web ou d’applications, tels que Youtube, Amazon ou Spotify pour ne mentionner que ceux-ci, permet d’acquérir de nouveaux goûts culturels ? A travers nos usages de ces sites web et des traces qu’on y laisse, le code, et en l’occurence leurs algorithmes respectifs, nous suggèrent de nouvelles choses. Le problème étant qu’ils se basent précisément sur les traces que nous avons déjà laissées afin de nous proposer des contenus qui nous plairont. Il serait donc intéressant de creuser la façon dont les individus utilisent ces espaces, comment ils s’y déplacent, pour voir si cela permet de découvrir de nouvelles choses ou si cela ne fait que renforcer des goûts déjà établis.

Cela serait d’autant plus intéressant que ces espaces sont multiples3. Est-ce qu’une simple recommandation par l’algorithme de Youtube ou d’Amazon produit le même effet qu’un ami ou une page sur Facebook qui recommande un CD ou un restaurant ? Est-ce que voir une offre culturelle en arrivant sur la page d’accueil du site de téléchargement KickassTorrents équivaut les conseils d’un blog ou d’un forum de musique spécialisé ?

Les différents sites web sont des espaces de synchorisation qui répondent à des intérêts et des fonctions diverses, et qui peuvent donc s’apparenter à la fréquentation de contextes matériels, comme une salle de classe ou une soirée entre amis, dans lesquels nous sommes aussi exposés à des contenus culturels, qui peuvent être ou non médiatisés par les conseils de quelqu’un. En considérant ces espaces comme réels il faudrait donc réfléchir à ce que pourrait être quelque chose de l’ordre d’une socialisation algorithmique, en plus d’autres influences plus directement humaines, similaires à celles que l’on connaît déjà, mais cette fois sous forme numérique. Il ne semble en effet pas nécessaire d’être dans une logique de territorialité ou dans le domaine du corporel pour influencer les goûts. La transmission d’information, telle qu’elle peut se faire via Internet, suffit, mais il faut prendre en compte que c’est alors un contexte bien particulier. Ce n’est pas un mode de transmission similaire à du face-à-face, il n’y a pas le même type de communication, le même rapport aux autres, etc.
Comme déjà mentionné, Internet crée, via le Web mais pas seulement, une multitude de virtualités, c’est-à-dire de possibilités nouvelles. Il permet théoriquement d’entrer en contact avec une quantité phénoménale de contenus et de personnes, peu importe les distances qui peuvent nous en séparer. Mais pour pouvoir le faire, il faut un certain degré de maîtrise technique, mais aussi une certaine connaissance et maîtrise de l’espace qu’est Internet. Tout comme dans le monde matériel, il me semble que l’« information spatiale » ou l’ « information géographique » (Beaude, 2012, p. 23) joue un rôle important. Pour pouvoir entrer en contact avec l’offre culturelle qui s’y trouve il faut avoir certaines connaissances de cet espace, qui ne sont pas partagées au même degré par tout le monde. Je pense donc que la connaissance technique et de l’espace sont des facteurs importants à considérer pour comprendre les effets qu’Internet peut avoir sur les goûts et les pratiques culturelles, car ils peuvent être la source d’écarts importants (en plus, bien sûr, des dispositions qu’il est déjà nécessaire de posséder pour être amené à utiliser Internet). Ceci me semble rester valable malgré le « ‘paradoxe’ d’Internet » qui décrit son évolution depuis plusieurs années : il va vers toujours plus d’hypercentralité malgré le fait qu’il soit « structurellement décentralisé » et que la distance n’y soit donc pas importante (ibid., p. 87). Peut-être même pourrait-on penser que cette concentration croissante en peu de lieux augmentera les inégalités en faveur de ceux qui maîtriseront davantage l’espace et sauront profiter des lieux périphériques restants.

Un autre aspect intéressant d’Internet qui pourrait être fructueux pour la recherche en sociologie de la culture est la possibilité d’utiliser les traces numériques laissées par les individus sur leurs pratiques culturelles afin de mieux les saisir. Pour voir l’effet que la fréquentation de ces lieux a sur les goûts, il serait par exemple possible, avec l’accord de la personne évidemment, d’aller regarder son historique d’achats sur Amazon ou de visionnage de vidéos Youtube, afin d’avoir une idée de l’effet que les algorithmes ont pu avoir sur les consommations au sens large. Il serait également possible d’étudier autrement une question comme celle de la légitimité culturelle (Bourdieu, 1979 ; Glevarec, 2013 ; Lahire, 2006), en utilisant par exemple les profils et les classements d’un site comme Senscritique.com (voir image ci-contre), qui permet de voir la façon dont les individus ont noté individuellement ou collectivement une grande variété d’oeuvres. Utiliser les données disponibles sur un site comme celui-ci pourrait notamment avoir l’avantage de saisir les goûts des individus en l’absence de tout biais introduit par un dispositif d’enquête sociologique, et de peut-être pouvoir éviter en partie « l’effet de légitimité » (Bourdieu, 1980, p. 129) (en partie seulement parce que les profils restent publics). Bien entendu, cela rend ces données plus difficiles à analyser aussi, puisqu’en l’absence d’enquête comprendre la signification de ces traces demandera tout un autre travail d’interprétation.
Je n’ai pas trouvé de travail utilisant ce genre d’approche pour étudier les pratiques culturelles dans les quelques recherches bibliographiques (en français) que j’ai réalisées pour rédiger ce texte. En revanche, l’étude menée par Fabien Granjon et Clément Combes sur ce qu’ils ont appelé la « numérimorphose des pratiques de consommation musicale » (2007) apporte, à travers une approche plus standard en sociologie qui combine statistiques et entretiens, des éléments empiriques allant dans le sens de ce qui a été présenté. Ils se concentrent là aussi sur les jeunes puisque ce sont eux qui sont avant tout concernés, et les entretiens permettent de mieux comprendre le détail des pratiques sur Internet. Pour ce qui nous intéresse, leur étude confirme que le Web (et la numérisation des contenus culturels) permet en général d’élargir ses pratiques et goûts musicaux. Tous cependant n’en bénéficient pas de la même façon, il faut comme déjà dit avoir une certaine maîtrise technique ainsi que de l’espace sur Internet pour pouvoir en profiter pleinement. Dans leurs données ce sont cependant surtout ceux qu’ils appellent les amateurs de musique « experts » qui font un tel usage du Web, cherchant à développer leur goût (en opposition aux amateurs « profanes » qui restent plutôt dans les goûts qu’ils possèdent déjà et la musique déjà disponible dans les médias grand public). Plusieurs lieux leur permettent de rentrer en contact avec d’autres amateurs, et ces
« communautés d’amateurs rencontrées sur les forums ou les blogs spécialisés jouent un rôle essentiel dans la construction de leur culture musicale. Internet devient alors le vecteur d’une véritable initiation musicale via la présence de certains passionnés qui jouent le rôle de prescripteurs. Ce sont là les légitimités de prescription traditionnellement assurées par des professionnels du domaine (généralement des journalistes) qui tendent alors à se défaire au profit de certains amateurs experts » (ibid., p. 311).
Certains utilisateurs mentionnent également le fait qu’il utilisent les algorithmes d’Amazon ou de Pandora pour découvrir de nouveaux contenus (ibid., p 313). On voit donc que les lieux de synchorisation disponibles sur le Web semblent bien impacter les goûts des individus, et plus précisément de ceux d’entre eux qui possèdent les dispositions et les connaissances pour être en mesure d’y accéder.
Conclusion
Il y aurait eu bien d’autres choses à dire sur les changements produits par la numérisation sur les pratiques culturelles et les goûts (voir par exemple l’ensemble des changements décrits par Rieffel, 2014), notamment quant à ce que cela change y compris pour les pratiques dans le monde matériel. Internet a ses lieux réticulaires propres, mais il est « multiscalaire » (Beaude, 2012, p. 226) et produit de ce fait une hybridation de l’espace, c’est-à-dire « une complexification de notre être au Monde, ajoutant aux relations territoriales des relations réticulaires d’une puissance communicationnelle remarquable » (ibid., p. 219). Ainsi les pratiques culturelles plus traditionnelles sont elles aussi modifiées par ces changements spatiaux, et il y aurait beaucoup à dire là-dessus également. Mais nous nous sommes ici concentrés sur ce qui se fait sur le Web et un peu plus largement sur Internet. Les apports théoriques de la géographie et de la sociologie qui ont été présentés, ainsi que les quelques résultats empiriques sur la question, laissent donc penser que la fréquentation du Web permet d’élargir les goûts et pratiques culturelles grâce à la fréquentation d’espaces nouveaux d’un type bien particulier, dont il reste à saisir les effets exacts en termes de dispositions étant donné qu’ils sont différents des contextes de socialisation habituels. Mais il semble bien que les changements de l’espace que provoque Internet viennent soutenir l’idée d’un développement croissant d’une « dissonance » (Lahire, 2006) ou d’un « omnivorisme » (Peterson et Kern, 1996) dans le registre culturel des individus, en augmentant la diversité de ce à quoi, ou de ceux à qui, ils sont exposés et de ce qu’ils peuvent faire. Une fois de plus il ne faut cependant pas oublier que ces changements ne touchent pas tout le monde dans la même mesure, et que nous avons ici surtout parlé des jeunes, au sein desquels des différences existent aussi, puisque ce sont plutôt les adolescents des milieux favorisés qui sont concernés par cet éclectisme qui constitue une nouvelle forme de distinction (Mercklé et Octobre, 2012, p. 17). Ces évolutions pourraient donc contribuer à creuser les inégalités culturelles (que ce soit sur Internet ou bien dans une optique d’hybridation) malgré un coût d’accès assez faible, puisque le facteur économique n’est pas le seul à compter dans ces processus.
Notes
1 Pour une traduction d’un bref article du même auteur exprimant cette idée, voir https://framablog.org/2010/05/22/code-is-law-lessig/ (consulté le 08.01.2017).
2 Voir par exemple, parmi bien d’autres articles, ceux d’InternetActu, de France Culture, de Wired, ou encore du journal Le Temps (consultés le 08.01.2017).
3 Il y a en effet plusieurs types d’espaces sur Internet, notamment dû au fait que certains se rapprochent du fonctionnement des lieux territoriaux, alors que d’autres profitent davantage des possibilités offertes par les propriétés d’Internet (Beaude, 2012).
Bibliographie
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- Pour une traduction d’un bref article du même auteur exprimant cette idée, voir https://framablog.org/2010/05/22/code-is-law-lessig/ (consulté le 08.01.2017).
- Voir par exemple, parmi bien d’autres articles, ceux d’InternetActu, de France Culture, de Wired, ou encore du journal Le Temps (consultés le 08.01.2017).
- Il y a en effet plusieurs types d’espaces sur Internet, notamment dû au fait que certains se rapprochent du fonctionnement des lieux territoriaux, alors que d’autres profitent davantage des possibilités offertes par les propriétés d’Internet (Beaude, 2012).