L’opinion politique sur Twitter : nouvelles pratiques, nouveaux enjeux

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En pleine élection américaine, l’usage et le fonctionnement singuliers du réseau social Twitter apparaissent chaque jour un peu plus explicitement. En effet, la prise de parole publique par des politiciens sur ce réseau social ne présente plus rien d’étonnant, tant cette pratique s’est démocratisée au cours de ces dernières années. Donald Trump est en ce sens un exemple tout à fait intéressant. Alors que le décompte des bulletins de vote de l’élection américaine de 2020 a lieu, il semble suspendu à son téléphone, tweetant de manière presque frénétique et ne laissant que très peu de répit à ses abonnés1. Il est évident que Trump représente un cas extrême, tous les politiciens n’utilisant pas Twitter de manière si importante, mais nombreux sont ceux qui y sont inscrits. De ce fait, il est nécessaire de comprendre quelles nouvelles pratiques politiques ont vu le jour grâce à cette plateforme, tant du point de vue des politiciens que de celui des citoyens.

Une fois ces nouvelles pratiques exposées, il sera alors possible de comprendre la manière dont Twitter est devenu un nouveau matériau de recherche pour certains chercheurs, que ce soit en sciences sociales et humaines ou dans d’autres domaines, au prisme de l’étude des opinions politiques. Plusieurs d’entre eux investissent en effet ce réseau social avec des prétentions parfois ambitieuses, comme celles de la prédiction pour, par exemple, anticiper les résultats d’une élection présidentielle (Severo et al., 2018 : 6). Ainsi, plusieurs études seront exposées afin de mettre en lumière les nouvelles potentialités qui résideraient au sein de Twitter.

Toutefois, de telles pratiques ne font pas l’unanimité chez les chercheurs, notamment en sciences sociales et humaines, et ravivent même d’anciens clivages au sein de ce domaine de recherche (Beaude, 2017 : 84). A partir de l’étude de cas de Twitter et des recherches dont il fait l’objet, il sera donc possible de comprendre les nouveaux enjeux que le numérique amène et auxquels les différents domaine de recherche doivent faire face. Il sera notamment question des méthodes de récolte de données, de leur signification et de leur implication pour l’étude des opinions politiques. Ces questions épistémologiques donneront alors lieu à une interrogation centrale : pouvons-nous encore faire des sciences humaines et sociales à l’ère du numérique ? Telle sera la question à laquelle la conclusion de cet article tentera de répondre.

Twitter, le réseau social de la communication politique et de la citoyenneté

Twitter, qui fût créé le 21 mars 2006, se distingue des autres réseaux sociaux tels que Facebook, Instagram ou Snapchat grâce à plusieurs caractéristiques singulières. Une de ses plus grandes particularités se situe au niveau du nombre de caractères autorisés par tweets : 140 à ses débuts, 280 depuis novembre 2017. Cette contrainte répond à des principes de brièveté, immédiateté et ergonomie au fondement du réseau social (Eutrope, 2018), et a probablement un grand impact sur la manière dont les utilisateurs communiquent entre eux lorsqu’ils utilisent cet intermédiaire numérique. Pour Bassilakis et al., cela les obligerait à aller droit au but, évitant les digressions inutiles2 (Bassilakis et al., 2018 : 29). Malgré cette contrainte – ou peut-être grâce à elle – le réseau social n’a cessé de voir son nombre d’utilisateurs augmenter depuis sa création, pour arriver aujourd’hui à plusieurs millions d’individus enregistrés sur la plateforme.

Une autre singularité de Twitter, celle qui nous intéresse particulièrement ici, se trouve au niveau de ses utilisateurs, et d’une catégorie bien spécifique : les politiciens. En 2020, une grande partie des dirigeants et des politiciens du monde entier sont en effet présents sur ce réseau social, et la plupart bénéficie d’ailleurs du logo de certification3. Par exemple, en 2018, plus de 90% des membres du parlement en Angleterre ont un compte officiel sur Twitter (Bassilakis et al., 2018 : 29). Ces politiciens,  inscrits en tant que personnalité politique, font donc un usage public du réseau social, destiné à communiquer, entre autres, avec les citoyens de leur pays. L’élection américaine de 2020 n’a fait qu’appuyer ce constat, les deux candidats – Joe Biden et Donald Trump – utilisant ce réseau social avec deux approches certes distinctes, mais communes dans leur objectif final : toucher et convaincre les citoyens américains.

Les deux candidats à l’élection américaine de 2020 utilisent le réseau social Twitter pour commenter publiquement les résultats.

Cette utilisation particulière de Twitter met alors en exergue une capacité communicationnelle nouvelle apparue grâce à Internet : la mise en relation de millions de personnes à travers le monde entier. Il est vrai qu’Internet, en tant qu’espace réel, est le lieu de la synchorisation, c’est-à-dire « un espace qui rend possible une action en commun, l’interaction », et permet donc de « créer du contact réticulaire en dépit de la distance territoriale » (Beaude, 2012 : 9). Twitter devient alors un nouveau médium permettant aux politiques de donner à leur communication publique une ampleur inédite. Toutefois, les politiciens ne sont pas les seuls à bénéficier de cette capacité. Les citoyens de différents pays se trouvent eux aussi en possession d’un nouveau moyen d’expression de leurs opinions politiques, ce qui donne lieu à ce que Dominique Cardon qualifie de « conversation politique sur le web » (Cardon, 2019 : 243). En effet, grâce à Internet, les citoyens auraient la possibilité d’exprimer leurs opinions en dehors des canaux traditionnels, et de les faire porter bien au-delà de la sphère privée, pouvant parfois même résulter en une interaction directe avec les politiciens eux-mêmes (Severo et al., 2018 : 3).

Par conséquent, en offrant aux citoyens la possibilité d’exprimer leurs opinions politiques, Twitter devient un lieu très sensible à l’actualité, où les réactions à un événements apparaissent de manière quasi-simultanée (Boyadjian, 2016 : 54). Le réseau social serait alors pour certains chercheurs un outil permettant un suivit de l’opinion en temps réel (Severo et al., 2018 : 7), mais également une manière d’avoir accès directement à aux opinions politiques des utilisateurs, sans avoir besoin de faire recourt aux méthodes traditionnelles de la récolte d’opinion telles que le sondage ou les entretiens. Grâce à Twitter, il serait alors non seulement possible de produire de nouvelles connaissances sur le monde social, mais également bien plus précises que celles générées jusqu’ici.

Twitter : un nouvel espace de recherche ?

Pour étudier les opinions politiques, et tenter de comprendre comment les citoyens se positionnent face à une action politique passée, présente ou future, les tweets postés sur Twitter ainsi que leurs métriques sociales4 constitueraient un matériau inestimable. Ces données sont d’ailleurs au centre de la recherche menée sur Twitter, et plus généralement sur le numérique. Il est vrai que ce dernier, tout en étant un nouveau médiateur des relations sociales, permet de récolter un volume de données tout à fait inédit grâce aux traces que laissent les utilisateurs à chacun de leur passage. Ces traces relèvent de niveaux très variés, comme le montre Boris Beaude à partir d’un tableau tout à fait révélateur :

Tableau représentant différents types de traces produites par les pratiques numériques, et présenté par Boris Beaude lors de son cours Enjeux sociaux et politiques d’Internet, Automne 2020.

Ce que démontre ce schéma, c’est la manière dont le numérique a permis une hypertraçabilité des pratiques individuelles (Beaude, 2015) à travers la quantités vertigineuses de données récoltées, et plus communément appelée Big Data. Mais encore faut-il que le chercheur puisse avoir accès à ces données, et c’est là que Twitter se distingue d’autres réseaux sociaux tel que Facebook. En effet, son API (Application Programming Interface) donne un accès relativement libre aux données de ses utilisateurs (Severo et al., 2018 : 2 ; Boyadjian, 2016 : 146), ce qui permet à des chercheurs issus de différents champs de les mobiliser dans leurs travaux. Cette accessibilité est alors centrale pour comprendre quelles mutations affectent les pratiques scientifiques de l’étude de l’opinion politique. Il est vrai que cette dernière, avant l’arrivée d’Internet, était principalement réservée aux sociologues, et ce pour une raison toute particulière : les méthodes traditionnelles de la sociologies pour récolter ce type de données tels que les sondages d’opinions ou le entretiens qualitatifs (Beaude, 2017 : 90) nécessitaient un travail conséquent tant au niveau de la conceptualisation, de la méthodologie que de la récolte. Ainsi, un travail d’une telle ampleur n’était pas facilement accessible, et peu de personnes situées en dehors du champ de la sociologie ne menaient des recherches sur l’opinion politique, alors que cela constituait déjà un objet d’étude considérablement présent dans la sociologie du siècle dernier (Severo et al., 2018 : 2).

Cependant, avec le numérique et les Big Data, de nouvelles techniques d’analyse de données se sont également développées, issues notamment de domaines tels que la computational social science, la physique sociale ou encore l’informatique, permettant  ainsi à des nouveaux acteurs, l’étude des opinions politiques. Tel est le cas par exemple pour l’opinion mining (ou le sentiment analysis) issu de l’informatique, et reposant sur la technique du traitement automatique du langage (TAL) :

 Issus du traitement automatique du langage (TAL), l’opinion mining – ou « fouille d’opinion » en français – et le sentiment analysis cherchent à détecter, isoler et associer une polarité (négative ou positive) aux opinions publiées sur Internet. Ces opinions peuvent porter sur un objet (dénommé « cible » ou « entité ») ou sur une particularité de cet objet (« sous-cible » ou « feature »). Le principal enjeu de cette discipline repose sur un travail de classification des matériaux recueillis en différentes catégories. 

(Boyadjian, 2016 : 88)

Cet outil a notamment été utilisé dans de nombreuses recherches basées sur les données rendues disponibles par l’API de Twitter, ce dernier étant considéré pour certain – comme cela a été dit précédemment – comme un terrain privilégié pour l’étude des opinions politiques des citoyens, et de ce fait comme alternative aux sondages d’opinion (Severo et al., 2018 : 6-7). Ainsi, plusieurs travaux de recherche s’appuyant sur cette approche ont vu le jour, accompagnés de grandes ambitions telles que la possibilité d’utiliser Twitter pour analyser des scénarios politiques (Gull et al., 2016), suivre les effets d’une campagne5, prédire les résultats des élections fédérales allemandes6 ou encore analyser l’opinion des citoyens de manière quasi-simultanée concernant certaines mesures politiques, comme par exemple l’implémentation du Common Core State Standards aux États-Unis (Wang, 2017). Grâce à l’opinion mining, il serait donc possible de dépasser les méthodes traditionnelles de récoltes de données des sciences sociales, et ce d’autant plus qu’elles n’ont jamais fait l’unanimité au sein même de cette communauté scientifique (Severo et al., 2018 : 5). Il est vrai que plusieurs grandes figures de la sociologie telles que Bourdieu soulignent les limites inhérentes à cette démarche, notamment l’inférence du chercheur sur les opinions mêmes, exposant alors une méthode imparfaite et donc potentiellement perfectible. En travaillant à partir d’un volume considérable de données, et sur des productions spontanées (l’autopublication en opposition aux sondages ou aux entretiens), les traces numériques donneraient donc enfin la possibilité de surmonter les biais présents dans les méthodes traditionnelles de la sociologie. Pour certains, cela permettrait même aux statisticiens, journalistes, économistes, informaticiens ou encore politiciens de faire « une meilleure sociologie que les sociologues », et de « produire des lectures distantes du sociales à partir des actes et des relations élémentaires » (Beaude, 2017 : 90-91). Les données issues de Twitter, qualifiées parfois de « brutes » car en apparence non structurées par un élément extérieur, deviendraient alors un des meilleurs moyens d’analyser les opinions politiques des citoyens, rejoignant la remarque provocatrice d’Anderson proclamant la fin des théories grâce aux Big Data (Anderson, 2008).

Que nous apprennent les données issues de Twitter ?

La démarche menée grâce à l’opinion mining s’inscrit dans une démarche intrinsèquement liée au Big Data. Elle ne s’intéresse pas tant à contextualiser les données qu’elle a en sa possession qu’à les analyser de manière systématique, pour en dégager des informations en apparence significatives. Analysée de plus près, cette démarche semble pourtant intrigante, pour ne pas dire dangereuse. Il est vrai que négliger la complexité des données disponibles sur et grâce à un réseau social comme Twitter pourrait mener à de graves erreurs, aussi connues que le « sampling error » ou le « sampling biais » – également dangereuses pour les méthodes de sondage d’opinion (Harford, 2014 : 17) – mais aussi à d’autres problématiques, plus complexes à cerner au premier abord.

Avant toute chose, il est primordial de souligner que la complexité qui entoure à la fois la récolte et l’analyse de données n’apparaît pas avec le numérique, comme cela a été mentionné précédemment. Déjà en 1969, Adorno soulignait l’équilibre fragile auquel devait faire face la recherche sociale empirique, entre des données quantitatives ou des données qualitatives (Adorno, 1969 : 131). Les sciences sociales, depuis de longues années, se sont donc attelées à trouver des méthodes qui pouvaient au mieux représenter le monde social, et le sondage d’opinion constitue l’une d’entre elles7. Penser que le numérique parviendrait en un instant à s’émanciper de ces prudences méthodologiques est donc évidemment une vision naïve. Contrairement à ce que certains chercheurs laissent sous-entendre, le numérique n’est pas plus objectif que les approches traditionnelles des sciences sociales (Marres, 2017 : 22). Comme le dit Pablo Jensen, il faudrait plutôt « faire son deuil d’une connaissance directe du monde, sans transformation » (Jensen, 2018 : 53), et ce, même – ou surtout – lorsque l’on travaille avec un immense volume de données. La remarque de Jensen prend alors tout son sens lorsque l’on s’intéresse à Twitter, et à son utilisation en tant que moyen d’accès aux opinions politiques des utilisateurs8.

Il est vrai que plusieurs problèmes apparaissent lorsque les données mobilisées par les études qui utilisent l’opinion mining sont analysées de plus près. Premièrement, la plupart de ces données sont textuelles, issues des tweets eux-mêmes. Or, une donnée textuelle n’est pas simplement composée d’une chaîne de caractères formant un tout. Elle est souvent accompagnée d’éléments tels que des émojis ou encore des GIFs, ce qui peut avoir une implication centrale sur le sens d’un message. Or, la signification de ces éléments semble difficilement accessible lorsque les données sont analysées hors de leur contexte de production, ce que fait pourtant l’opinion mining. Gull et al. affirment même « nettoyer [leurs données] de leurs émoticônes inutiles »9, ce qui semble alors être une méthode peu sérieuse, la conséquence d’un tel travail pouvant donner lieu à une interprétation totalement erronée du sens d’un tweet. Deuxièmement, et dans la même lignée, l’analyse des métadonnées est également problématique lorsqu’elle est faite hors contexte. Quelle est la signification d’un like ?  Et d’un retweet ? Sans un accès direct au contexte de production de telles données, il apparaît presque vain de vouloir rattacher un sens à ces dernières.

A cette difficulté s’ajoute celle de l’identification des utilisateurs de Twitter. Comme le soulignent Haustein et al., la présence massive de bots sur le réseau social complique considérablement l’analyse de ces données (Haustein et al., 2016 : 233), dévoilant alors le fait qu’un compte Twitter n’est de loin pas l’équivalent d’une personne (Boullier, 2016 : 255). Lorsque l’on veut analyser les opinions politiques, ces bots prennent d’ailleurs une importance centrale puisqu’ils ont été dans certains cas utilisés de manière massive pour propager de fausses informations ou discréditer certaines personnalités politiques. Il semblerait que plusieurs milliers de faux comptes « destinés à relayer automatiquement des informations pro-Trump » (Trujillo, 2018) aient ainsi agit sur Twitter lors des élections américaines de 2016. Une question se pose alors : comment analyser les opinions politiques sur Twitter durant cette période, lorsque l’on sait qu’un nombre conséquent de faux comptes, parfois très actifs, ont pu être à l’origine de beaucoup de données ?

Il est alors essentiel de se demander, lorsque l’on travail sur de telles données, quel est l’objet que l’on est en train d’étudier. Étudier les opinions politiques sur Twitter, ce n’est pas étudier les opinions politiques de tous les citoyens d’un pays. Au contraire, Twitter est un réseau social très peu représentatif de la société, comme le souligne Boyadjian (Boyadjian, 2016 : 146). Marres le dit d’ailleurs très bien : lorsque l’on travaille à partir d’une plateforme, il faut être extrêmement vigilant quant à la société de référence que l’on est en train d’étudier, afin d’éviter de tirer des conclusions abusives (Marres, 2017 : 116-117). Ainsi, les traces numériques et les Big Data ne sont pas un moyen d’accès direct au monde social (Venturini et al., 2014 : 11). Moins qu’une fenêtre sur des phénomènes généraux, les données issues de Twitter nous en apprennent beaucoup plus sur les usages de la plateformes en question (Beaude, 2017 : 91-92), d’autant plus que les informations socio-démographiques des comptes Twitter ne sont pas renseignées, contrairement aux sondages d’opinion. Cela a pour conséquence d’augmenter d’autant plus la difficulté d’analyse de certains phénomènes visibles sur le réseau social (Boullier, 2016 : 255). De la sorte, il apparaît nécessaire de ne pas demander aux données des choses qu’elles ne peuvent pas dire : il ne faut pas étudier la politique sur Twitter, mais la manière dont le réseau social est devenu une nouvelle entité qui permet de faire des choses spécifiques  (Nicolas Baya-Laffite, SA 2020). En ce sens, il n’est pas question de dire que rien de bon ne peut ressortir de l’analyse menée à partir de ce type de données : il est simplement nécessaire de ne pas leur attribuer un caractère omniscient sur le monde social (Harford, 2014 : 18). Ainsi, ces données représentent certes de nouvelles opportunités de recherches, mais elles doivent impérativement être questionnées, analysées et critiquées (Cardon, 2015 : 56).

Assistons-nous à une crise des sciences humaines et sociales ?

Suite à l’analyse des enjeux qui entourent l’étude des opinions politiques sur Twitter, il apparaît de manière plus ou moins évidente que les sciences humaines et sociales ne traversent pas tant une crise de leur légitimité qu’une crise méthodologie. C’est plutôt à cause leur méfiance à l’égard des traces numériques et de leur traitement qu’elles se sont comportées de manière prudente face aux Big Data (Beaude, 2017 : 100), évitant des analyses peu précises et parfois trop prétentieuses. Boris Beaude synthétise d’ailleurs ce à quoi les sciences humaines et sociales doivent faire face depuis l’apparition des traces numériques :

Parce que l’accessibilité, la représentativité, la spécificité et la privacité sont très loin d’être maîtrisées, la difficulté de la sociologie à saisir les opportunités offertes par les traces numériques n’est peut-être que provisoire, le temps de l’illusion renouvelée de l’utopie computationnelle. Cette illusion laisse penser que la traçabilité associée aux capacités de traitement informatique suffirait à faire des sciences sociales des sciences comme les autres. La sociologie doit ainsi relever un défi majeur, et il est peu probable qu’il s’inscrive dans la perspective dénoncée par Savage et Burrows en 2007, pas plus qu’en 2014 (Savage et Burrows, 2007 ; Burrows et Savage, 2014). La crise que traverserait la sociologie ne relève pas tant d’une incompétence que d’une prudence acquise à l’épreuve des limites de la quantification du monde social à produire de l’intelligibilité.  

(Beaude, 2017 : 103)

Ainsi, la sociologie doit bel et bien faire face à un nouveau défi, mais cela n’enlève absolument pas la pertinence et l’importance de ce domaine de recherche. Plusieurs chercheurs ont d’ailleurs travaillé avec de nouvelles méthodes pour tenter de pallier les nombreux biais présents lorsque l’on utilise Twitter comme moyen d’analyser l’opinion politique. Tel est le cas de Boyadjian, dans son livre intitulé Twitter, un nouveau « baromètre de l’opinion publique ? », dont la démarche s’articule autour des méthodes traditionnelles de la sociologie et des nouvelles données rendues disponibles par le numérique10.  Ce type de recherche démontre bien que la sociologie n’est pas simplement dépassée par les nouvelles « (re)médiations numériques » (Beaude, 2017) et redonne espoir en une sociologie prête à affronter les traces numériques tout en cernant pleinement les enjeux qui entourent la production de connaissance à partir d’un tel matériau. Ainsi, comme le disent Venturini et al., le numérique pourrait enfin permettre à la sociologie de surmonter la séparation entre approches quantitatives et qualitatives (Venturini et al., 2014 : 17), lui fournissant alors de nouvelles perspectives de recherche tout à fait intéressantes.

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Articles de presse

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TRUJILLO, Elsa. 2018. « Entre Twitter et les bots, la guerre est déclarée », in Figaro : Tech & web, 22.02.19. https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2018/02/22/32001-20180222ARTFIG00238-entre-twitter-et-les-bots-la-guerre-est-declaree.php

  1. Pour ne donner qu’un exemple parmi tant d’autres, dans la journée du 15 novembre 2020, Donald Trump a tweeté ou retweeté du contenu environ 18 fois.
  2. Pour plus d’informations sur l’impact de la limitation de caractères imposée par Twitter sur le langage et la communication, voir l’article de Boot et al., 2019.
  3. Ce logo permet, selon Twitter, de « garantir aux utilisateurs l’authenticité d’un compte d’intérêt public. ».
  4. Marres parle de social metric pour qualifier des choses telles que le nombre de likes, de commentaires, de retweets ou bien même les URLs associés (Marres, 2017 : 94).
  5. Recherches citées dans Boullier, 2016, page 299.
  6. Recherche menée par Tumasjan et al. et citée dans l’article de Severo et al., 2018, page 7.
  7. Évidemment, cette méthode possède également certaines limites, comme cela a été mentionné précédemment.
  8. Voir le chapitre précédent et la liste non exhaustives de différentes recherches menées à partir de cette prétention.
  9. Traduit de l’anglais.
  10. Pour plus de précision sur cette méthode hybride, voir Boyadjian, 2014, page 61.

Marie Melly